DE VOUS À NOUS
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Qu’est-ce que la cartologie des couleurs en design graphique ? C’est un système de repères pour naviguer entre plusieurs notations de la couleur. Elle sert à passer d’une intention à une palette, puis d’une palette à une exécution. Les designers ne choisissent pas une teinte "jolie" ; il situe, mesure et orchestre des rapports. Autrement dit, il articule trois couches : une carte culturelle (le cercle chromatique et ses harmonies), une carte perceptive (hue/teinte, value/valeur, chroma/saturation et leurs effets), et une carte technique (espaces et conversions colorimétriques).
Première carte : le cercle chromatique. Depuis Itten, la roue à douze teintes propose des "accords" structurés—analogues pour la continuité, complémentaires pour la tension, triadiques pour l’équilibre dynamique. Ce ne sont pas des recettes mais des géométries de contraste : l’analogue fluidifie, la complémentaire électrise, la triade répartit l’énergie en trois pôles. Le cadre encyclopédique rappelle la fonction pédagogique de la roue ; l’histoire de l’art et du design en a multiplié les variantes, sans épuiser sa valeur opératoire.
Deuxième carte : le système perceptif. Le système Munsell distingue teinte (Hue), valeur/luminosité (Value) et chroma/saturation. Un trépied descriptif qui reste l’un des meilleurs ponts entre ressenti et mesure. Il permet de raisonner par axes indépendants : éclaircir sans changer la teinte, désaturer sans assombrir, affiner une proximité de teintes analogues sans salir la valeur. Cette décomposition est précieuse quand on cherche une hiérarchie lisible (contraste de valeur) ou un climat affectif (modulation de chroma).
Troisième carte : la couche technique. Les modèles "pickers" HSL/HSV, pratiques en interface, ne sont pas perceptuellement uniformes ; un pas égal en saturation n’équivaut pas à un pas égal ressenti. Les espaces CIE (Lab, LCh) visent justement une quasi-uniformité perceptive et servent de base aux modèles d’apparence (CIECAM02/CIECAM16) qui prédisent les variations dues au contexte (luminance, adaptation, entourage). En pratique : on peut concevoir l’harmonie dans LCh (ou Lab) et produire en sRGB/CMYK via profils ICC, pour conserver le caractère de la palette d’un écran à l’imprimé.
Cette cartographie n’a de sens que reliée aux effets d’interaction. Chevreul formalise dès 1839 le contraste simultané : une couleur change d’apparence selon son voisinage, ce qui explique nombre de réussites (ou d’échecs) de palettes sur le papier. Ainsi, une complémentaire pure peut vibrer jusqu’à l’inconfort si la valeur est alignée ; inversement, décaler les valeurs stabilise la lecture tout en gardant l’énergie de l’opposition. La maîtrise consiste à superposer harmonie géométrique et gestion fine des valeurs/chroma dans un contexte donné.
Les attributs ne pèsent pas tous au même degré sur l’émotion : au-delà des stéréotypes de teinte, la luminosité/valeur et la saturation/chroma expliquent une large part de la valence et de l’activation affective. Cela ne sacre pas une psychologie "universelle" de la couleur—les effets de contexte et de culture restent déterminants—mais cela invite à designer par paramètres plutôt que par étiquettes (rouge = passion, etc.). On compose des gradients d’activation (valeur/chroma) avant d’assigner une symbolique locale (teinte).
Méthodologiquement, penser la couleur comme cartographie, c’est articuler ces couches. On ébauche une intention par la roue (par exemple, triade adoucie), on calibre dans un espace perceptif (LCh) pour garantir les écarts utiles de valeur/chroma, on éprouve l’interaction par contrastes simultanés, puis on transcrit techniquement (profils, rendus d’épreuve) en anticipant les dérives de gamut. Cette chaîne évite le fétichisme du nombre d’or chromatique autant que le relativisme absolu : elle installe la couleur dans une grammaire opératoire où symbolique, perception et production coopèrent. L’harmonie n’est ni un dogme ni un hasard ; c’est une négociation réglée.