DE VOUS À NOUS
DE VOUS À NOUS
Eco substitue à la notion de signe une fonction-signe articulée par des codes culturels en circulation. Le sens n’est pas déposé dans la forme ; il émerge d’une coopération entre dispositif et lecteur, guidée par des instructions de lecture plus ou moins ouvertes. Dans The Open Work et The Role of the Reader, cette coopération épouse une gradation d’ouverture qui intéresse directement la scénarisation graphique : jusqu’où laisse-t-on l’utilisateur compléter le sens ? quelle part d’ambiguïté rend le système fertile sans perdre en repérage ?
Trois notions deviennent immédiatement opératoires. La première est celle de lecteur modèle : toute mise en forme anticipe des compétences d’un lecteur idéal et les instruit par des indices, structures, conventions. Dans une identité de marque ou un gabarit éditorial, on spécifie de facto un "lecteur modèle" auquel on enseigne comment circuler, hiérarchiser, interpréter. La deuxième est l’encyclopédie : réservoir culturel partagé qui rend lisibles connotations, allusions et styles ; clé pour orchestrer les intertextes visuels d’un système graphique. La troisième est la dynamique de surcodage/sous-codage : ajuster la densité de code d’un message selon contexte, public et risque d’ambiguïté. Ces opérations, détaillées dans A Theory of Semiotics, offrent un levier fin pour calibrer la granularité d’icônes, de métaphores visuelles, d’indices.
Enfin, Eco relit l’abduction (penser par hypothèses) en distinguant abductions sur-codées, sous-codées et créatives. Transposé au design, ce gradient éclaire la manière dont un pictogramme, une métaphore d’interface ou une couverture de magazine provoquent la bonne hypothèse chez le lecteur.
La signalétique AIGA/DOT et la norme ISO 7001 offrent un terrain exemplaire : systèmes d’icônes conçus pour maximiser l’accord interprétatif entre publics pluriculturels. Ces corpus montrent comment un projet peut réduire la variance interprétative par un surcodage méthodique (test de compréhension, stylisation, contrainte de traits) tout en gardant assez d’ouverture pour survivre à des contextes variés. On lit là, en creux, l’anticipation d’un lecteur modèle international.
Du côté des interfaces, la sémiotique appliquée en HCI a déjà capté Eco : la littérature propose de transposer le lecteur modèle en utilisateur modèle et de penser la coopération interface-usager comme une textualité interactive. Pour le design graphique embarqué dans des écrans (UI, micro-copy, systèmes d’icônes), cette translation est directe : instruire l’utilisateur par des signifiants, calibrer l’ouverture pour éviter le bruit, mesurer l’abduction juste.
Conjuguée aux grammaires visuelles de Kress & van Leeuwen et à la rhétorique plastique du Groupe µ, la pensée d’Eco propose un design graphique qui apparaît comme un art de mettre en scène des parcours d’interprétation. Le rapprochement avec Norman renforce la dimension pragmatique : un signifiant fonctionnel bien placé est une instruction adressée au lecteur modèle ; l’échec d’usage n’est pas l’erreur de l’usager, mais un défaut d’instruction ou un réglage d’ouverture mal calibré. Sur ces bases, un système visuel devient une écologie de signes où l’encyclopédie culturelle du public est traitée comme matériau, et non comme bruit.
On peut formaliser un protocole de projet en quatre mouvements. D’abord, définir l’horizon encyclopédique du lectorat auquel l’œuvre emprunte ses codes partagés ; cela structure les références intertextuelles et la palette connotative légitime. Ensuite, prototyper des lecteurs modèles explicites et concevoir des instructions visibles : hiérarchie typographique, indices de parcours, figures récurrentes. Puis, mesurer l’ouverture utile par tests d’interprétation : taux d’accord, dispersion des lectures, temps de repérage, confusion inter-icônes. Enfin, régler la densité de code (sur/sous-codage) en fonction des contextes d’exposition et du risque acceptable, sur le modèle des retours empiriques documentés par les standards de pictogrammes internationaux. Ce cadre transforme Eco en méthode : une gouvernance explicite de l’interprétation, instruite par des preuves d’usage.