DE VOUS À NOUS
DE VOUS À NOUS
Pourquoi certaines compositions tiennent d’emblée alors que d’autres s’effondrent ? La psychologie de la Gestalt nous explique que c'est parce que nous ne percevons pas des éléments isolés, mais des configurations qui s’auto-organisent selon des régularités. La Gestalt n’est pas un recueil de recettes ; c’est une théorie de l’organisation perceptive. Revenir à ses principes et à leurs prolongements contemporains permet au design graphique d’adosser ses choix à une grammaire du regard, donc de transformer l’intuition visuelle en méthode.
Historiquement, l’article de 1923 de Max Wertheimer pose la logique d’ensemble : des "facteurs" gouvernent la manière dont les éléments se rassemblent ou se séparent. Proximité, similarité, bonne continuité, clôture, destin commun, symétrie : autant de forces d’agrégation qui expliquent pourquoi certains groupements s’imposent comme naturels. Cette formalisation a structuré un siècle de recherches et irrigue aujourd’hui encore la pédagogie du design.
La figure et le fond, clarifiés par Edgar Rubin, sont l’autre pilier : une scène se stabilise parce qu’une région prend le statut de figure et qu’une autre devient fond. À proportion égale, l’ambiguïté demeure (le vase/profils) et l’on voit alterner deux organisations possibles. Cette bascule ne relève pas d’une illusion d’optique mais d’un choix organisationnel du système visuel ; comprendre cette décision, c’est comprendre la hiérarchie visuelle elle-même, du logo à l’affiche.
La synthèse menée par Wagemans et ses collègues a mis de l’ordre dans cet héritage : elle distingue des principes classiques (proximité, similarité, destin commun, bonne continuité, clôture, symétrie, parallélisme) et des principes nouveaux comme la région commune, la synchronie ou la connexion uniforme. Surtout, elle montre que les principes ne sont pas exclusifs mais combinateurs : plusieurs indices coopèrent ou se concurrencent selon les images et les tâches. Pour le graphiste, cela signifie que la hiérarchie se conçoit comme orchestration de signaux, non comme application d’une loi.
Parmi ces prolongements, la connexion uniforme (Palmer & Rock) est décisive : des régions visuellement homogènes et reliées tendent à être perçues comme unités avant même que d’autres principes n’opèrent. En pratique, un filet, un aplat ou un fond partagé peuvent neutraliser l’effet de proximité et reconfigurer le groupement en un instant. Cette hiérarchie entre principes, confirmée expérimentalement, donne au design des leviers fiables : au lieu de multiplier les signes de regroupement, on choisit le plus puissant pour obtenir l’effet voulu avec économie.
Que change cette grammaire au geste graphique ? D’abord, elle décrit ce que nous faisons déjà quand nous composons : utiliser la proximité pour fabriquer des modules, la similarité pour créer des familles, la continuité pour guider la lecture, la clôture pour suggérer, le destin commun pour donner mouvement (motion design, micro-interactions), la figure/fond pour hiérarchiser. Mais, surtout, elle explique quand et pourquoi ces choix fonctionnent, et comment les prioriser. Dans une interface, par exemple, relier visuellement un bouton à sa zone (région commune) sera souvent plus déterminant qu’une simple ressemblance de couleur avec d’autres boutons. Sur une double page, la continuité d’alignements et de blancs porte mieux la lecture que l’ajout de signes redondants.
The Interaction Design Foundation
La recherche récente précise le moment où ces organisations s’établissent : des travaux en neurosciences et en psychologie expérimentale montrent des signatures temporelles de la ségrégation figure/fond et des effets de regroupement qui précèdent la reconnaissance consciente. Savoir que ces décisions perceptives sont précoces renforce l’exigence d’un design par principes plutôt que par ornements : les premiers millisecondes d’un regard fixent déjà la trajectoire de lecture.