DE VOUS À NOUS
DE VOUS À NOUS
Quelle continuité relie un traité chinois du VIᵉ siècle, un mouvement social et artistique né dans l’Angleterre victorienne, et une école allemande de l’avant-garde ? Poser cette question, c’est faire apparaître une exigence : donner forme au sens par une grammaire visuelle consciente de ses moyens, de ses effets et de sa responsabilité. Cet article croise des sources muséales et textuelles (essais de référence, archives d’institutions, corpus de manifestes) pour montrer en quoi les Six Principes de Xie He, l’Arts & Crafts de William Morris et le Bauhaus composent un socle théorique et pratique encore opérant dans la Pensée Design Graphique.
Dans la Chine des Ve–VIᵉ siècles, Xie He énonce six "règles" qui forment une véritable grammaire du visible : qìyùn (résonance spirituelle ou vitalité), gǔfǎ (méthode "osseuse", c’est-à-dire le trait, le geste et l’éthique du pinceau), correspondance à l’objet, convenance des couleurs, division et plan (composition), transmission par la copie. Loin d’être de simples critères esthétiques, ces principes articulent énergie, geste, ressemblance, couleur, composition et tradition en un système où l’acte d’écrire/peindre engage la pensée et la conduite. Ils légitiment la copie comme méthode de connaissance — non pas imitation servile mais transmission vivante — et posent la composition comme plan raisonné du regard. Cette combinatoire, élaborée pour la peinture, a valeur de modèle pour toute pratique où l’image est langage : elle fait du designer l’héritier d’une poétique du trait, d’une éthique de la main et d’une science de la structure.
Au XIXᵉ siècle, l’Arts & Crafts porté par William Morris reformule ce socle à l’ère industrielle : réconcilier conception et fabrication, rendre à l’objet son intégrité formelle et sociale, inscrire le design dans un horizon éthique. Inspiré par Ruskin, le mouvement conteste la séparation entre dessiner et faire, promeut la qualité de la main et la cohérence d’un "intérieur total" où architecture, typographie, imprimés, mobilier et ornement forment un système. L’ambition est double : élever le goût par la beauté utile et réformer les conditions de production. En ce sens, Arts & Crafts ne se réduit pas à un style : c’est une critique de la modernité industrielle qui relie esthétique, travail et société ; une matrice de ce que nous appelons aujourd’hui design responsable.
Le Bauhaus enfin, reconfigure la grammaire visuelle à l’époque des médias et de la reproduction mécanique. Par la pédagogie d’atelier et l’ouverture aux technologies d’impression, l’école fait de la typographie un langage architectonique : sans-serif, asymétrie, grilles, blancs actifs, photomontage et relations texte-image sont pensés comme syntaxe de l’information. László Moholy-Nagy nomme en 1923 la "Neue Typographie", posant la lisibilité fonctionnelle et l’expérience simultanée vision/communication comme horizon ; ce "modernisme de communication" irrigue la publicité, l’édition, l’identité visuelle et, plus tard, l’interface. Par ses ateliers, ses catalogues et ses normes implicites, le Bauhaus transforme la page en structure rationnelle où le regard se guide ; non par habillage, mais par composition calculée.
Pris ensemble, ces trois héritages dessinent une continuité trans-culturelle du design comme langage : Xie He fonde la poétique et l’éthique du geste et de la composition ; Morris réinscrit le faire dans la communauté et la morale de l’objet ; le Bauhaus formalise une syntaxe moderne de l’information reproductible. La grammaire visuelle qu’ils composent n’est pas une métaphore facile : elle organise vraiment les unités (formes, couleurs, images, lettres, espaces) et les règles (hiérarchie, contraste, rythme, grille) par lesquelles nous parlons aux yeux. C’est exactement ce que la théorie contemporaine, de Kress & van Leeuwen, a systématisé en montrant que les images disposent d’une grammaire propre (modes représentatifs, interactionnels, compositionnels) : la page devient un énoncé dont le designer maîtrise la morphologie et la syntaxe.
Méthodologiquement, la lecture proposée procède d’un croisement de sources : essais muséaux (V&A, The Met), archives d’écoles et de musées spécialisés (Bauhaus-Archiv), textes et catalogues de l’époque (Moholy-Nagy), complétés par des synthèses théoriques sur la grammaire du visuel. Le but n’est pas de juxtaposer des origines mais de reconstruire un système : comment des règles du pinceau, une réforme des ateliers et une école des médias ont-elles, chacune, articulé formes, gestes, techniques et valeurs pour produire des écritures visuelles efficaces ? La force de ces héritages tient à leur actualité : à l’ère des interfaces et des IA génératives, la question reste la même : quelle forme pour quel sens, et avec quelle responsabilité ?
En ce sens, la Pensée Design Graphique n’est pas nostalgie des canons : elle assume l’exigence des principes (vitalité du trait, probité du faire, rigueur de la page), tout en les déplaçant vers nos terrains : identité, information, interface. Hériter, ici, ce n’est pas répéter ; c’est traduire, du rouleau au livre et du livre à l’écran, une grammaire qui sait encore faire voir, comprendre et agir. Si cette lecture vous parle, vous avez déjà commencé à pratiquer la Pensée Design Graphique ; pour la perfectionner et l’appliquer à vos projets, contactez-n●Ⓤs.