DE VOUS À NOUS
DE VOUS À NOUS
Quelle différence fait une hiérarchie bien réglée entre un texte qu’on parcourt et un texte qu’on lit vraiment ? La question n’est pas décorative, la hiérarchie typographique organise l’attention : tailles, graisses, styles, couleur et espacements travaillent ensemble pour rendre visibles les priorités, les nuances et les enchaînements. La hiérarchie ne pose pas des titres au-dessus d’un corps ; elle articule un récit visuel où chaque niveau possède une fonction, une entrée et une sortie, un degré de saillance et une dette envers le contexte. C’est ici que la psychologie de la lecture, la tradition typographique et l’accessibilité se rencontrent.
La lisibilité n’est pas un absolu, mais un faisceau de paramètres dont les effets se cumulent : taille de caractère adaptée, longueur de ligne contenue, interlignage légèrement supérieur au corps, contraste suffisant entre texte et fond. Les synthèses expérimentales de Tinker ont établi des repères stables, notamment une « mesure » optimale autour de 50–70 caractères et l’impact décisif de l’interlignage, qui continuent d’orienter la pratique contemporaine, même quand les supports changent. À ces repères s’ajoute une clarification cognitive devenue canonique : on reconnaît les mots par les lettres qui les composent, plus que par la seule silhouette globale ; en typographie de texte, cela soutient des choix sobres qui servent la reconnaissance rapide et la compréhension fluide.
La visibilité se joue en amont de la lisibilité : elle désigne la reconnaissance immédiate d’un signe, d’un mot, d’un titre. Une hiérarchie efficace use de contrastes nets pour rendre saillante l’information clé sans brouiller la lecture continue. Les travaux récents sur les caractéristiques de lettres et les seuils visuels rappellent que ces contrastes doivent être assez forts pour être perçus rapidement, mais assez cohérents pour ne pas fragmenter la page. Autrement dit, la visibilité prépare la lisibilité : elle attire, cadre, puis laisse le texte travailler.
Pour stabiliser cette orchestration, l’échelle typographique modulaire fournit une grammaire numérique. Plutôt que des tailles au hasard, on adopte une progression mathématique (nombre d’or, racine de 2, quintes ou tierces) qui garantit des rapports réguliers entre titres, intertitres, corps, légendes. Ces échelles facilitent la mise en musique d’un système éditorial ou d’une UI : elles permettent d’augmenter la taille d’un niveau sans casser la cadence, d’ajuster les densités sans perdre l’intervalle, bref d’obtenir une harmonie perceptible mais non ostentatoire. La littérature web a largement outillé cette approche, en montrant comment la moduler pour le responsive et la lier aux grilles.
La couleur typographique, cette densité optique d’un bloc de texte, est un autre instrument de la hiérarchie. Elle ne tient pas qu’à la teinte : elle naît d’abord du dessin du caractère, des espacements entre lettres et mots, et de l’interlignage. Chercher une couleur régulière du gris de texte, c’est lisser les turbulences d’espacement, éviter les trous optiques, répartir la masse pour que le lecteur ne bute pas. L’exigence est double : une couleur assez homogène pour soutenir le flux, assez différenciée pour signaler les paliers hiérarchiques.
Le rythme vertical, lui, se règle par la grille baseline. En presse et en édition multi-colonnes, aligner les lignes sur une même trame offre un avantage tangible : les yeux ne subissent plus les ruptures de cadence entre colonnes, la page gagne en tenue. Dans le livre ou le web, la baseline reste un outil à manier avec pragmatisme : utile quand la complexité l’exige, superflue quand elle rigidifie plus qu’elle ne sert. La règle n’est pas dogmatique ; elle est contextuelle, comme le rappelle la littérature contemporaine qui invite à l’employer là où elle apporte un bénéfice net de stabilité et de repérage.
Rien de tout cela n’exonère la hiérarchie des normes d’accessibilité : la qualité perçue n’a de sens que si le texte se lit pour tous. Les critères WCAG engagent des seuils de contraste mesurables entre texte et fond (4.5:1 au minimum pour le texte courant, 3:1 pour les grandes tailles) qui convertissent l’intuition graphique en promesse vérifiable. On peut ainsi composer une hiérarchie raffinée et garder l’assurance qu’elle demeure lisible "dans la vraie vie" : écrans variés, luminosités changeantes, publics aux capacités visuelles hétérogènes.
Méthodologiquement, la Pensée Design Graphique articule ces couches dans une boucle claire. On pose une hiérarchie fonctionnelle, on lui donne une échelle modulaire, on règle la couleur typographique par les espacements, on évalue le rythme vertical avec (ou sans) baseline selon le contexte, puis on confronte l’ensemble à la lecture réelle : tests rapides de longueur de ligne, de vitesse de décodage subjective, de confort visuel, vérification des contrastes et, si besoin, micro-ajustements de crénage et d’interlignage. La typographie cesse alors d’être un "style" ; elle devient un système de preuves où chaque choix est visible, argumenté et mesurable.
Au bout de cette chaîne, la hiérarchie, la lisibilité et la visibilité ne sont plus trois rubriques de manuel mais une seule opération : donner forme au sens en respectant la physiologie du regard, la rhétorique du texte et l’éthique de l’accès.