DE VOUS À NOUS
DE VOUS À NOUS
Pourquoi opposer les forces picturales de Kandinsky et la géométrie des marges qui règle la page selon Van de Graaf ? Expression et mesure ne sont pas antinomiques : dans les deux cas, il s’agit d'organisation de la circulation du sens. La première agit de l’intérieur du champ : tensions, vecteurs, polarités... La seconde depuis le cadre même de la page : proportions, rapports de marges, résonance page/bloc. Ensemble, elles éclairent la composition comme une pensée du regard, à la fois énergétique et géométrique.
En 1926, dans Point et ligne sur plan (Bauhaus, livre n° 9, Substanz), Kandinsky formalise une science de la composition où les éléments ne sont pas des objets passifs mais des agents de forces : le point condense, la ligne oriente, la surface polarise. Les bords, les coins et les diagonales ne sont pas de simples limites : ils exercent des attractions et des résistances qui modulent l’état de tension du plan. La composition devient un champ dynamique où se lisent autant des causes directionnelles (poussées, contre-poussées, appuis) que des valeurs qualitatives (aigu/obtus, léger/lourd, centripète/centrifuge) ; c’est une physique du visuel au service d’une grammaire.
À l’autre extrémité, en apparence, se tient le canon de Van de Graaf, reconstitué à partir de manuscrits et popularisé au XXᵉ siècle par Jan Tschichold. Son principe n’est pas de décorer la page, mais de régler la relation page/bloc : quel que soit le format, une construction géométrique détermine une zone de composition où la proportion du bloc résonne avec celle de la page, tandis que les marges suivent des rapports réguliers (une tradition souvent synthétisée par des schémas proches de 1/9 et 2/9, ou de la série 2:3:4:6 quand la page est 2:3). L’histoire des canons mêle reconstructions savantes, usages variés et approximations rationnelles (2:3, 3:5, 5:8, etc.). L’essentiel n’est pas la magie d’un ratio, mais la cohérence perceptive qu’instaure l’armature : la page cesse d’être un vide neutre pour devenir un contrat spatial qui inscrit l’œil dans un parcours.
Lire Kandinsky vs Van de Graaf, c’est comprendre que la composition tient autant à la direction des forces qu’à la teneur des rapports. Dans l’affiche ou la double page, l’équilibre ne se produit ni par inspiration seule, ni par grille seule : il naît d’une concordance. Le bloc déterminé par le canon fixe une zone de stabilité ; les éléments que nous y plaçons activent des vecteurs de tension : diagonales qui accélèrent la lecture, bords qui retiennent ou relancent, centres qui condensent, blancs qui relâchent. La dynamique kandinskienne explique pourquoi une image bascule quand un titre se rapproche trop d’un angle, ou pourquoi une diagonale aspire le regard vers l’extérieur ; le canon, lui, garantit que ce basculement se joue à l’intérieur d’un champ proportionné qui maintient l’unité optique de la page.
Cette convergence éclaire aussi un enjeu cognitif : une composition réussie diminue l’effort de décodage non parce qu’elle serait neutre, mais parce qu’elle organise la complexité en trajectoires lisibles. Les enseignements du Bauhaus sur la relation forme-couleur, testés empiriquement avec les étudiants, montraient déjà que la perception se nourrit d’affinités et d’oppositions ; les canons, de leur côté, montrent que la lisibilité naît souvent d’un rapport stable entre contenant et contenu. Dans les deux cas, la page est pensée comme un plan d’actions : ce qui compte n’est pas seulement la beauté d’un ratio ou la virtuosité d’un geste, mais la manière dont ces structures induisent un parcours.
Ainsi comprise, la composition n’est ni un dogme proportionnel ni une pure improvisation expressive. C’est une écriture où la dynamique des champs et le canon de page se répondent. Le premier décrit ce qui se passe quand une forme agit sur une autre ; le second règle où cela doit se passer pour que l’ensemble reste intelligible.