DE VOUS À NOUS
DE VOUS À NOUS
Qu'est-ce qui relie la radicalité typographique des années 1920, la syntaxe visuelle rationnelle d’après-guerre et la neutralité assumée des linéales grotesques ? C'est la volonté de faire de la page un dispositif d’information objectif, où la composition, la grille et la typographie opèrent comme une grammaire. La Nouvelle typographie formulée par Jan Tschichold n'était pas un style, mais la codification d’un paradigme : hiérarchie par contrastes, abandon des symétries héritées, usage fonctionnel du blanc et primauté des sans-serif dans un projet de lisibilité industrielle. Cette codification, relayée par les revues, les écoles et les ateliers, a donné au designer un champ de contraintes productives ; un terrain où le langage visuel se mesure à la machine, à la reproduction et au public.
Le Style international naît de ce socle et l’étend au cadre institutionnel de l’après-guerre : un programme esthétique et méthodologique qui revendique simplicité, clarté, objectivité, asymétrie contrôlée et préférence pour la photographie. Au-delà d’une manière suisse, il s’agit d’une systématisation moderniste qui met la grille au centre, privilégie le fer à gauche / drapeau à droite, et considère la typographie comme élément plastique autant que textuel. L’ambition est moins décorative que cognitive : réduire l’ambiguïté et rendre l’information disponible à des publics élargis, dans un contexte d’échanges internationaux croissants.
Dans cette histoire, Akzidenz-Grotesk joue le rôle d’une matrice formelle. Par son dessin sobre issu de la fin du XIXᵉ siècle chez Berthold, la famille devient l’outil privilégié des graphistes suisses des années 1950–1960, avant et parallèlement à l’essor d’Helvetica. Sa neutralité perçue (large x-height, contrastes modérés, formes ouvertes) en fait une voix "sans accent" pour la signalétique, l’édition et l’identité. Plutôt qu’un emblème d’auteur, Akzidenz incarne une attitude : un dépouillement méthodique où la typographie se retire pour laisser parler la structure.
L’École suisse transforme ces principes en pédagogie et en système : de Zurich à Bâle, la grille devient une technologie intellectuelle autant qu’un outil de mise en page. Chez Josef Müller-Brockmann, l’affiche démontre que l’objectivité n’est pas l’absence de style mais une rhétorique du regard : typographie sans-empattements, composition asymétrique, photographie comme signe fort, et articulation serrée des alignements, intervalles et échelles. Ce qui se cristallise alors, c’est une pratique où la forme est gouvernée par le problème, un contenu qui décide, et non par l’humeur de l’auteur ; une position exemplaire d’un design qui pense par contraintes.
Au plan théorique, ce continuum moderniste confirme l’idée que les images disposent d’une grammaire : des unités (lettres, formes, images) et des règles (contraste, hiérarchie, composition) qui organisent la lecture et l’expérience. La Nouvelle typographie et la tradition suisse anticipent ce que la sémiotique visuelle systématisera ensuite : la page-énoncé comme champ de fonctions représentatives, interactionnelles et compositionnelles. Si l’avant-garde a pu sembler dogmatique, sa contribution décisive est d’avoir déplacé le design du décoratif vers le discursif ; du style vers la méthode ; en assumant le regard comme acte structuré.
Aujourd’hui, cet héritage n’est ni à vénérer ni à rejeter, mais à traduire. Les interfaces, la data-visualisation et l’édition numérique prolongent l’exigence de clarté, tout en la confrontant à de nouvelles complexités : interactivité, accessibilité, systèmes variables, écrans multiples. Relire Tschichold, le Style international et l’École suisse depuis nos enjeux contemporains : inclusion, sobriété, responsabilité ; c’est reconnaître que la modernité n’est pas un musée de formes mais un devoir de forme : l’obligation de rendre le sens visible, partageable et juste. Si cette lecture réoriente votre pratique, alors elle a atteint son but : déplacer le regard pour mieux outiller l’action.