DE VOUS À NOUS
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Qu'apporte Charles Sanders Peirce au design graphique, et pourquoi son travail demeure-t-il décisif ? Parce qu’il déplace la question "Qu’est-ce que ce visuel ?" vers "Comment produit-il du sens ?". Sa sémiotique triadique (signe, objet, interprétant) fait entrer l’interprétation au cœur même de la signification : un logo, une affiche, une interface ne portent pas un sens tout fait, ils déclenchent chez le lecteur une activité d’interprétation que le design peut orienter, cadrer, relancer. Ce passage d’une logique de transmission à une logique d’enquête est un changement de paradigme pour notre discipline.
La force de Peirce est de modéliser cette enquête avec précision. Le signe n’est jamais un face-à-face binaire ; il est triadique, ouvert, dynamique. L’objet visé par le signe a un versant immédiat et un versant dynamique ; l’interprétant se déploie lui-même en chaîne (émotionnel, énergétique, logique) dans une sémiose illimitée. Concrètement : une identité visuelle ne se réduit pas à sa charte ; elle vit dans la manière dont ses publics la lisent, l’actualisent, la rejouent. Penser triadiquement clarifie le brief, encourage les tests d’usage et donne au design des critères d’évaluation plus justes que le seul goût.
La typologie peircienne offre une grammaire opératoire. L’icône agit par ressemblance ; l’indice par contiguïté ou trace ; le symbole par convention. Elle se raffine encore avec les "hypo-icônes" : image, diagramme, métaphore. En branding, un monogramme stylisé relève de l’iconicité, une flèche de circulation ou une empreinte digitale jouent l’indexicalité, un idéogramme arbitraire mobilise le symbolique. En datavisualisation, le diagramme peircien justifie des formes qui ne copient pas le réel mais en exposent la structure pour mieux raisonner. Cette grille explique pourquoi une signalétique universelle échoue parfois par choc culturel, et comment articuler les trois ordres pour monter en robustesse interprétative.
Sur ce point, Peirce rencontre deux traditions majeures du design de l’information. D’un côté, la logique diagrammatique : ses "existential graphs" posent les bases d’un raisonnement visuel, où l’on manipule des formes pour penser ; exactement ce que nous faisons quand nous wireframonss, story-boardons, schématisons. De l’autre, la "grammaire visuelle" et la sémiologie graphique modernes : Stjernfelt et Shin relisent la puissance de l’iconicité ; Kress & van Leeuwen décrivent la syntaxe du visuel ; Bertin et Tufte posent les critères d’économie et de clarté. Ensemble, ces sources légitiment l’usage rigoureux du diagramme, de la grille et du contraste comme instruments d’inférence plutôt que comme styles.
Mais l’apport le plus sous-estimé de Peirce au design est peut-être l’abduction : la logique de la découverte. Les designers n’avancent ni seulement par déduction (appliquer des règles existantes) ni seulement par induction (généraliser depuis des cas) : il pose des hypothèses plausibles pour expliquer des contraintes, des signaux faibles, des surprises, puis il les éprouve. Cette boucle hypothèse-prototype-test aligne intimement notre pratique sur la méthode peircienne ; elle explique pourquoi les studios les plus efficaces travaillent par conjectures itératives, et pourquoi l’idéation demande un cadre logique, pas seulement de l’intuition.
Le maxime pragmatique de Peirce fournit alors un critère de qualité : le sens d’un concept se mesure à ses effets concevables dans la pratique. Transposé au design, un système graphique "signifie" ce qu’il permet de faire, de distinguer, de mémoriser, d’orienter. D’où une conséquence méthodologique : adosser l’analyse sémiotique à des protocoles d’usage (A/B tests, eye-tracking, entretiens) pour vérifier si les interprétants anticipés émergent réellement. Ici encore, Peirce donne au designer une boussole : clarifier les hypothèses, traquer les effets, documenter les inférences.
Enfin, l’apport peircien protège le projet contre deux impasses fréquentes. Contre le relativisme mou : non, "tout se vaut" n’est pas une option, car la sémiose s’ordonne et se teste, et certaines articulations icône/indice/symbole sont plus fécondes que d’autres pour un public donné. Contre l’essentialisme formaliste : non, "la forme parle d’elle-même" ne suffit pas ; sans modèle de l’interprétant, on confond style et sens. En réintroduisant l’enquête dans la conception, Peirce fournit une éthique du design : viser des signes lisibles, négociables, et responsables de leurs effets culturels.