DE VOUS À NOUS
DE VOUS À NOUS
Pourquoi tant d’images parlent d’un seul coup d’œil alors que d’autres exigent un effort pénible ? La réponse tient à l’articulation de deux systèmes complémentaires : la vision centrale : précise, colorée, apte au détail... Et la vision périphérique : rapide, sensible au mouvement, experte en organisation globale... Le design graphique gagne en puissance lorsqu’il adresse explicitement ces deux régimes, au lieu de supposer qu’un même traitement visuel servira à la fois la lecture et l’orientation.
Au centre, la fovéa concentre l’acuité et la perception des couleurs fines, portée par une forte contribution parvocellulaire ; la périphérie, davantage magnocellulaire, répond vite aux variations de luminance, de contraste et de mouvement. Cette dissymétrie explique pourquoi un mot se déchiffre mieux au centre quand un signal d’alerte s’attrape mieux en périphérie. Composer, c’est donc répartir la charge entre ce qui doit être lu et ce qui doit être senti.
La lecture révèle ce partage avec netteté. Le span perceptif désigne la zone utile d’extraction d’information lors d’une fixation oculaire ; il est asymétrique (plus d’aperçu vers l’aval de la saccade) et varie selon le niveau du lecteur et la difficulté textuelle. Quand le mot fixé est ardu, la périphérie rend moins de service : le span se contracte, l’aperçu parafovéal diminue, les saccades se rapprochent. Pour un système éditorial, cela signifie que la hiérarchie et la microtypographie qui facilitent la fovéation (taille, interlignage, contraste) libèrent aussi des ressources pour la périphérie — donc accélèrent la lecture globale.
Inversement, la périphérie souffre d’une limite structurelle : le crowding, cette perte de reconnaissance en contexte encombré. La loi de Bouma résume l’essentiel : l’espacement critique nécessaire pour identifier une cible croît avec l’excentricité (environ la moitié de l’angle d’éloignement), même si des révisions récentes en précisent les paramètres et le rôle du contenu de l’image. En pratique, un mot, une icône, un pictogramme peuvent être parfaitement identifiables isolément mais devenir illisibles dès qu’ils sont flanqués d’éléments voisins en périphérie. La leçon pour le graphiste est brutale : ne demandez pas à la périphérie ce que seule la fovéa peut faire. Décloisonnez, simplifiez, créez des zones de respiration.
Pourtant, la périphérie n’est pas un reste cognitif. Elle excelle dans la prise de l'essentiel : comprendre le type de scène et son organisation globale en un instant. De nombreuses études montrent que le cerveau synthétise rapidement des statistiques spatiales globales ; l’identification du "giste" oriente ensuite l’attention vers ce qui compte. Autrement dit, la périphérie donne le contexte et propose un itinéraire ; la fovéa inspecte et confirme. Un design efficace s’appuie sur ce duo : une scène lisible en bloc, puis des détails au centre qui livrent la preuve.
Entre les deux, l’attentional saliency joue l’aiguilleur. Des contrastes d’intensité, de couleur, d’orientation ou de mouvement fabriquent des pics saillants qui captent l’attention, d’abord en périphérie. Les modèles computationnels (Itti & Koch et leurs héritiers) confirment qu’un petit nombre de canaux suffit à prédire, en première approximation, les zones vers lesquelles le regard se dirigera spontanément. Le design en tire un principe : réserver la saillance aux éléments stratégiques, car tout ne peut pas être saillant et, au-delà d’un seuil, la compétition visuelle dissout le message.
Le facteur « champ utile de vision » (UFOV) prolonge ce cadre du côté des usages. L’UFOV mesure la portion d’espace d’où l’on peut extraire de l’information en une fixation et sous contrainte de temps ; il rétrécit avec l’âge, la complexité, le stress, et prédit des performances réelles (par exemple en conduite). Pour le design, l’implication est concrète : dans des situations à forte densité d’information ou de distraction, on réduit les exigences périphériques, on augmente la taille et l’espacement des cibles, on séquence l’action. La clairière périphérique devient une condition d’accès.
Les comportements attentionnels sur le web illustrent enfin l’économie centrale/périphérique dans le monde vécu. La banner blindness ne nie pas la détection périphérique des blocs publicitaires ; elle constate plutôt un filtrage attentionnel : l’utilisateur perçoit en périphérie l’odeur d’un format publicitaire, choisit de ne pas fovéer et l’élément ne passe ni en mémoire ni en lecture. Traduction pour le design d’information : si une alerte ou un appel à l’action a l’odeur d’un banner, la périphérie l’étiquette comme bruit et la fovéa ne viendra pas le sauver. Il faut donc articuler forme et emplacement pour mériter la fixation.
Il faut tester : temps de repérage, erreurs de clic, taux de fixation sur l’élément clé, et on ouvre des clairières périphériques là où le crowding asphyxie. Ce n’est pas une esthétique contre une autre ; c’est une diplomatie entre deux physiologies du voir.